Le premier jour…

Manif9mars-7083Est-ce que le 9 mars 2016 était le premier jour de la Révolution ? Je devine le sourire apitoyé du lecteur : « À son âge, il prend encore ses rêves pour des réalités ! »  Ou alors, le ricanement plein de mépris de ceux qui croupissent dans leurs certitudes niaises : collaboration de classe, Union Européenne, économie de marché, libre-échange… peut-être même la rage de quelques uns qui redoutent que ce ne soit effectivement le cas et que le grand chambardement arrive… Arrive « enfin », devrais-je ajouter.

Manif9mars-6880Ce n’est pas l’exaltation d’un retour de manif’ qui me fait écrire ses mots. Cette exaltation, je l’ai connue en mai 68 quand notre jeunesse et notre inexpérience pouvaient nous laisser croire que tout était possible. C’était alors davantage une fête qu’une colère, l’émancipation d’une génération qui jubilait à briser des tabous, la génération somme toute heureuse de ces trente glorieuses, qui ne redoutait pas l’avenir et voulait, au contraire, partir à sa conquête, non pas la fleur au fusil, mais un joint au bec et dans une sexualité libérée des hypocrisies bourgeoises.  La situation aujourd’hui n’a évidemment rien à voir, ou alors une seule chose : c’est la fin d’un certain ordre, la disqualification d’une représentation de la société, caractérisons-la de « centriste » —il faut bien lui donner un nom pour la dire, même si c’est toujours réducteur—,  cette idéologie dominante au centre-droit comme au centre-gauche, de Giscard en Rocard, de Chirac en Hollande, c’est  l’idéologie du compromis où seul varierait un peu la position du curseur entre la part du capital et celle du travail.

On évoque depuis Gramsci, l’hégémonie culturelle —c’est à dire la domination intellectuelle d’une certaine représentation imaginaire du réel— comme nécessaire pour créer les conditions du changement réel, celui de l’ordre politique et social.  Ce à quoi on assiste aujourd’hui, ce n’est pas encore à l’établissement d’une nouvelle hégémonie, mais à la fin de celle qui a précédé : la disparition de la domination de la culture du compromis social-démocrate. Personnel politique disqualifié, doute sur les partis, absence de confiance en la parole officielle ou celle des médias, illusions perdues concernant les institutions et l’Union Européenne, abstention massive, inquiétante montée de l’extrême-droite… tels en sont quelques uns des symptômes.

Génération précaire

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Ce qui caractérise la période présente,  c’est l’exacerbation —et de tout côté— des tensions sociales.  Il y a d’abord ces fameuses « citées », ces « quartiers » où se trouvent reléguées, loin des nantis, les couches les plus défavorisées de la population, avec une jeunesse en butte au chômage, à la misère moderne et à la délinquance. Cette jeunesse est objet de crainte, de méfiance, voire de mépris, de la part des « centre-ville ». On ne cesse de répéter : « cela ne peut pas durer, ça va finir par péter… » mais on ne fait rien que saupoudrage et replâtrage provisoire… Qui donc peut être assez naïf pour imaginer cette exclusion sans conséquences un jour ou l’autre ?

À côté de la colère des banlieues, il y a celle du monde rural que la droite s’emploie à récupérer politiquement, mais qui n’en reste pas moins le vrai désarroi de ceux qui, comme d’autres, ne peuvent plus vivre correctement de leur travail ; ces « autres » justement, ce sont les nouveaux pauvres urbains —chômeurs, précaires, Manif9mars-6933travailleurs pauvres…— qui ne peuvent se loger convenablement et trouver un équilibre de vie, ce sont les salariés menacés, harcelés, licenciés qui courbent l’échine ou mènent des luttes quotidiennes dans les entreprises, avec des conflits de plus en plus fréquents et violents, comme « Goodyear » ou Air France, avec la répression patronale qui se durcit et la criminalisation de l’activité syndicale applaudie par Manuel Valls.  Tout cela s’inscrit dans un contexte de terrible désillusion, tant vis-à-vis des gouvernements successifs de droite ou prétendus de gauche qui se sont avérés incapables d’améliorer la vie réelle des gens, que vis-à-vis de l’Union Européenne dont les rêves de paix et de prospérité se sont mués en réalité cauchemardesque d’austérité libérale et de perte de souveraineté populaire au bénéfice de la domination des marchés : le site du Monde nous révèle ce week-end qu’à l’instar de la Grande Bretagne, « une majorité de Français (53 %) souhaite un référendum sur le maintien ou non de la France dans l’Union européenne »,  résultat d’une enquête menée auprès de 8 000 électeurs dans six pays de l’Union…

Manif9mars-6996Le 9 mars derniers les étudiants et lycéens sont à leur tour entrés en lice, nombreux, déterminés et avec toute l’énergie qui caractérise la jeunesse, armés de la pleine conscience qu’éduqués, instruits, formés, selon leur slogan, ils valent mieux que l’avenir précaire que veut leur imposer la domination du capital. Cette domination prend aujourd’hui la forme de la très libérale réforme du code du travail voulue par Manuel Valls, soutenue par Pierre Gattaz (à moins que ça ne soit l’inverse car on ne sait plus bien qui dirige) et mise en œuvre par Myriam El Khomri.

Au centre de tout : le travail

On pressent depuis longtemps que les mécontentements s’accumulent et que se réunissent les conditions d’une grande explosion sociale ; il ne manquerait que l’étincelle et ce pourrait être cette loi.  Pourquoi justement elle ?  Car elle est au cœur conceptuel de la problématique. Je m’explique : un mouvement, pour se concrétiser et déboucher sur une action efficace, a besoin de pouvoir être clairement conçu et énoncé ; il doit reposer sur une conceptualisation suffisamment homogène et ancrée dans le réel, il doit conjuguer une portée théorique et un vécu immédiat. Ce concept-clé qui unifie les différentes luttes évoquées, apparait aujourd’hui être celui de « travail » : travail rémunérateur, travail qualifié, travail stable, émancipateur et épanouissant.  À opposer, bien sûr, terme à terme, à sa réalité actuelle : bas salaire, sous-qualification, précarité, soumission, pression et stress. Il n’y a là rien d’étonnant : la notion de travail est le cœur même de la lutte de classes. En voulant toucher aux quelques règles qui protègent encore un peu les travailleurs, l’exécutif social-libéral a peut-être fait le pas de trop, celui qui va permettre à toutes les luttes dispersées de converger sous une même bannière, ou, au moins, pousser dans la même direction.

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Les politiciens, fidèles à leur tradition tacticienne, chercheront évidemment à diviser et affaiblir le mouvement ; ils voudront faire croire, pour en sauver l’essentiel, que leur projet est amendable. Ils comptent pour cela sur les habituels syndicats-croupions qui demandent une réécriture du texte et prétendront avoir obtenu suffisamment de garanties, sur les pseudo-experts qui martèleront la « nécessité » de la réforme dans tous les grands médias ; ils développeront les « éléments de langage » et la « pédagogie » comme ils disent sans même comprendre ce que leur propos peut avoir de méprisant pour le peuple ainsi infantilisé. Ils seront en cela fidèles à ce que disait Goebbels : «Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées». Mais, de leur part, c’est aussi ne pas comprendre qu’à certains moments-clés la conscience populaire se met à résister au matraquage idéologique, que la méfiance dans la parole « autorisée » devient telle qu’elle la rend contre-productive. Plus la propagande mouline sa rengaine, plus elle se discrédite… On l’a déjà vu en 2005, malgré une offensive idéologique sans précédent et, en ce moment, les conditions d’une telle avancée des consciences se mettent en place.

Notre rôle

Manif9mars-6952Mais la relation entre les conditions objectives d’un basculement idéologique et une transformation réelle n’est pas mécanique. Dans le billet précédent, j’évoquais ce que devrait être notre rôle —en tant que parti, bien sûr— que je persiste à définir comme agent externe de la lutte de classe : c’est-à-dire qu’il nous appartient d’apporter au débat nos analyses et, au combat, nos forces militantes. Il ne s’agit pas comme le décrira immanquablement une propagande simpliste de « récupérer » un mouvement, encore moins d’en prendre la direction pour le plier à nos vues, mais juste de lui apporter à la fois notre expérience, car il faut du temps et des luttes pour savoir comment peser sur le cours des choses, et notre capacité d’organisation matérielle (moyen de diffusion) et humaine (maillage du territoire).

Encore une fois, l’expérience de 2005 doit être présente à nos esprits : nous avons su alors apporter des éléments décisifs à la lutte idéologique : je pense en particulier à la divulgation de la directive Bolkestein qui a été notre fait et a constitué un puissant levier de la conscientisation de l’horreur libérale qui se préparait ; je pense aussi à la publication commentée et analysée de l’intégralité du traité européen, qui a vu une masse inattendue s’emparer du texte et le discuter. Nous avons été là cet agent de la lutte de classe qui éclaire le mouvement, parce que la conscience ne surgit pas spontanément au sein des masses.  Nous sommes aujourd’hui confrontés au même défi, avec peut-être même au départ l’avantage que l’opinion sur la loi-travail nous est plus favorable qu’en 2005 sur le traité.  Aujourd’hui, 14 mars, le gouvernement tentera de marquer un point en essayant de promouvoir l’idée d’une réécriture négociable —nous verrons, sans illusion aucune, ce qu’il en est dans quelques heures, si Valls réussit à diviser l’actuelle opposition syndicale au projet. Il parlera ce soir a 20h. —effet de menton garanti—, mais surtout, nous verrons dans les jours qui vont venir, si la base des syndicats dits « réformistes » accepte sans remous une nouvelle trahison de leur direction. Dans dix jours, le texte revu à la marge sera présenté au conseil des ministres et le 31 mars, nous serons plus d’un million dans la rue.  Voilà l’échéancier d’un retrait que nous devons —que nous pouvons— rendre inéluctable.  Alors comment faire ?

Manif9mars-6919Pour commencer, en animant le débat dans nos cercles, nos réseaux, nos quartiers, nos entreprises ; nous avons déjà des décryptages dans notre presse politique et syndicale (de lutte, bien sûr), il faut les faire connaître, s’informer et dénoncer ce que cache la prose souvent peu intelligible au premier abord des textes juridiques. Nous allons bénéficier pour cela d’un outil nouveau : sitôt le texte définitif connu (24 mars) l’Humanité mettra sous presse un numéro spécial de 92 pages avec une analyse article par article de l’intégralité de la loi, comme elle l’avait fait en 2005 pour le TCE. À nous de nous en emparer, de nous approprier son contenu, au moins sur l’essentiel et de le vulgariser, de diffuser ce numéro spécial autour de nous pour élargir le plus possible la mobilisation du 31 mars et des jours suivants jusqu’au retrait total du texte.

Car l’enjeu est d’importance, au-delà des terribles régressions qu’imposerait cette loi pour le monde du travail, notre défaite laisserait le champ libre à la démagogie du Front National —bien peu clair et divisé sur ce sujet d’ailleurs— car nous le savons bien, l’effondrement actuel de l’idéologie du compromis nous laissera à terme seuls face à eux.

Mais commençons par le début : le premier jour de la Révolution.

JPR

Avis à tous : j’ai commandé 50 exemplaires du N° spécial, nous les aurons entre le 25 et le 29 (Week-end de Pâques, ça ne facilite pas les choses). Réservez dès maintenant les vôtres auprès de moi (courriel ou formulaire ci-dessous) pour les diffuser (4€20 l’unité) : la victoire dépend de l’engagement de chacun.

Ajout à 16h.:

On s’y attendait un peu : #TRAVAIL La CFDT, la CFTC et la CGC estiment que les nouvelles annonces de Manuel Valls sur le projet de réforme du Code du travail vont dans le bon sens, selon un participant à la réunion cité par Reuters. 15h42.

Attendons quand même, mais je ne résiste pas à remettre un petit dessin de Babouse…Esclavage-CFDT 1

Ajout à 17h.: on n’a pas eu à attendre longtemps…

« Sur un certain nombre de points, il y a réécriture (…) Un projet de loi déséquilibré devient un projet de loi potentiellement porteur de progrès pour les jeunes et les salariés », s’est félicité Laurent Berger.

Alors je vous remets ce dessin d’Aurel :

Aurel-CFDT

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